On
ne m’avait pas dit que j’avais des os ….non non, je vous assure, personne ne
m’en avait parlé, personne ne m’avait prévenue ….personne ne m’avait
préparée !...j’ai des os ! …ils ne sont pas mous, ils ne sont ni
fragiles ni cassants, je les sens saillants sous ma peau, je les sens durs sous
mes doigts, je les sens prétentieux, prêts à jaillir, prêts à en débattre ….je
les sens presque au garde à vous !
Un
jour on m’a greffé un nouveau corps, sans que je m’en rende compte, comme ça du
jour au lendemain, sans crier gare ….pas juste un bras, juste une main ou même
un visage, non non, on m’a greffé un nouveau Moi, un nouveau reflet dans le
miroir, une nouvelle peau sur mes os et surtout, surtout un échappatoire à une
forme de désespoir …
Le
lendemain de mes 40 ans, 8 mars, journée de la femme qui plus est, j’ai accepté
qu’un besogneux du scalpel m’ouvre le ventre pour aller trancher dans le vif de
mon estomac …j’ai accepté qu’il me laisse la portion presque congrue de ma
bidoche pour me survivre à moi-même ….
7
mois plus tard, j’assiste à ma naissance : elle n’a rien de maternel, elle
n’a rien de tendre, elle est juste violente, bouleversante mais surtout elle
porte mes espoirs plein de promesses et peut être gouleyants !
Le
choix d’une opération telle que la mienne ne va pas de soi, c’est un choix quasi
schizophrénique qui nécessite de faire la mesure précise de sa force
intérieure, de faire l’inventaire de ses valeurs et d’accepter de remettre en question
les parties les plus intimes et infimes de son être. Par être je n’entends pas
seulement la personne que je suis, mais surtout « le fait d’être », de
cette force de vie qui nous anime, de cette pugnacité que l’on assimile parfois
à l’instinct de survie.
J’ai
grossi au fil du temps de façon inéluctable, irrépressible en mesurant trop
tardivement l’aspect sadomasochiste de cette escalade à l’intérieur
de moi. J’ai vécu sans m’en rendre compte, parce qu’il le fallait, parce
que ma 1ère naissance il y a 40 ans m’a conditionnée à la survie,
aussi mortifère a-t-elle pu être. Tortue avec triple carapace, hérisson piquant
mais tendre sauf à mes yeux, éléphant à l’extérieur, magasin de porcelaine
délicate à l’intérieur. Je me suis enfuie de moi-même, je me suis déformée,
défigurée pour faire fuir cet homme qui aurait pu être mien, j’ai fait
l’expérience du suicide à petit feu en me remplissant de nourriture et donc de vie...
quel drôle de paradoxe …manger pour ne pas mourir, trop manger et se rapprocher
de la mort …
J’ai
atteint le « point break », de ce retour qu’on espère plus….je me
suis arrêtée, je me suis regardée, je me suis jaugée …j’ai vu ce que je n’étais
plus, j’ai vu ce que je ne pouvais plus, j’ai vu ce que je n’espérais même
plus, j’ai surtout vu celle qui était derrière les barreaux et qui avait envie de
les couper !
L’opération
n’est pas une solution de facilité, encore moins un miracle des temps modernes
qui se suffirait à lui-même… c’est un compromis avec soi-même mais surement pas
une option « faute de mieux ». C’est un choix, unique, sans
concession, radical, irréversible mais surtout et avant tout un choix
personnel. Je hais et j’exècre toutes ces émissions qui font de ces pratiques
un phénomène de mode, un médicament facile à prendre … je déteste encore plus
voir ces corps en souffrance qui pensent n’avoir à soigner que le physique sans envisager un instant le
caractère impératif d’un travail sur soi et accompagné, pré et post opératoire.
Quelle prétention, quelle faute de goût ! Comment leur témoigner de la
richesse à faire émerger sa personnalité, celle que l’on a enfoui, comment les
convaincre qu’il y a plus à gagner à faire grossir son estime de soi-même qu’à
faire uniquement grossir ses muscles ou sa garde-robe parce que l’on
mincit ? Comment leur dire qu’il y a plus riche à gagner à être honnête
avec soi et les autres en ne cherchant pas à être, mais uniquement à
être ?
L’après
opération est bouleversant si l’on accepte qu’il le soit et si l’on accepte
d’accueillir les bouleversements. Enfanter de soi-même n’a rien d’une promenade
de santé mais tout du parcours initiatique. Apprivoiser un nouveau mode
alimentaire, de nouvelles quantités, de nouvelles qualités…. Etre à l’écoute de
ses sensations et non plus répondre automatiquement aux impulsions, sentir les
aliments, découvrir leurs nouvelles saveurs, teneurs comme si chaque repas
était saupoudré d’un exhausteur de goût mécanique. Reconnaitre les signes de satiété
et leur répondre en arrêtant de manger, sans plus chercher à remplir et se
repaître de ce sentiment de plénitude parce qu’ENFIN c’est la vie qui est
insufflée, juste ce qu’il faut, pour alimenter la machine sans plus chercher à
l’endormir.
Aujourd’hui
je vais vers la vie, j’y travaille, je m’accroche, je doute parfois mais de
moins en moins de mes choix, de mes envies et surtout de mes non envies !
Mon corps dégonfle, et mon estime de moi-même devient plus pulpeuse chaque jour
…
Je
vis le bouleversement d’un corps que je ne connais plus. J’ai dépassé un poids
psychologique déterminant : en deçà de ce poids, je ne me connais plus, je
ne me souviens plus de « comment c’était » . Je découvre que j’ai des os, je ne le savais
pas, on ne me l’avait pas dit ! …..je découvre mes articulations, la forme
réelle de mon visage, la finesse de mes doigts que je n’arrête pas de toucher,
de palper …je suis bouleversée, pas déstabilisée, mais bouleversée et fière de
ce parcours accompli, fière de ma force de vie, sans complaisance pour autant …Je
suis encore très ronde, mais dans une norme plus acceptable pour moi, pour les
autres….J’ai longtemps bataillé contre cette idée de norme, de comparaison
sociale, physique, mais aujourd’hui je ne lutte plus. J’ai admis au vu de mon
parcours personnel, affectif, que j’en avais besoin a minima de cette « putain
de norme », qu’elle pouvait être sécurisante et non pas uniquement
sclérosante, tout est une question de dosage, de nuances, de compromis. Elle n’est
en fait qu’un prétexte, la justification d’une lutte intérieure qui au final ne
doit se faire que de soi à soi. Le fait
d’admettre ceci, me permet aujourd’hui de marcher en levant la tête, de
regarder l’autre sans plus avoir peur de ce que je lui renvois, de respirer
différemment en marchant droit devant, « droite dans mes bottes ».
Je
suis loin d’avoir fini ce travail sur moi-même, loin d’avoir levé tous mes
obstacles personnels, mais je sens que mon estime souffre moins et que l’image
que me renvoie le miroir me fait enfin du bien et qu’elle est plus en accord
avec mon fort intérieur.
Je
n’ai pas d’objectif précis en termes de kilos, et j’aime l’idée d’avancer vers
mon avenir sans en connaitre les limites ou les contours …..j’ai tout au plus en
tête un « poids repère » que j’aimerais franchir, mais je ne cherche
pas à être mince, je suis quasi sure d’avoir envie de garder des rondeurs. Comme
me l’a dit un jour une tante que j’affectionnais particulièrement « si tu
maigrissais trop, on ne te reconnaitrait plus, ça ne serait plus toi ». C’est
mon identité depuis toujours, je pressens que je ne me reconnaitrais pas dans
la « vraie » minceur, que ça n’est pas moi complètement, et j’aime la
rondeur d’un corps féminin, que longtemps j’ai aimé à dessiner et que je trouve
plus appétissant, sans aller dans l’extrême. Mon seul et unique objectif est maintenant
personnel et singulier et essentiellement guidé par mes émotions.
A
cela s’ajoutent les conséquences irréversibles, dures et douloureuses de cette
renaissance si particulière et décalée et avec lesquelles je dois
cohabiter : mon corps dégonfle …oui oui, il dégonfle au sens le plus littéral
du terme, mais ne retrouvera jamais sa souplesse, sa jeunesse, sa séduction
juvénile. Une seule image suffisamment
parlante : un ballon de baudruche gonflé, qui après quelques jours perd de
sa rondeur, commence à être moins rempli, moins dodu, et qui au final finit par
se flétrir … si l’on va plus loin dans l’image, il n’en restera après quelque
temps que l’enveloppe décharnée, triste et peu festive.
A ce
stade là je pourrais me laisser submerger par un légitime sentiment
d’injustice : je renais à moi-même, je goute à nouveau à la potentialité
d’une relation à l’autre de l’ordre de la séduction, je sens mes tripes se
réveiller et réclamer leur dû, et au final je dois apprendre à vivre avec un
corps maintenant vieillissant avant l’heure. Comment appréhender ça ? Soit
me morfondre, et ça n’est pas ma nature ….soit en vivant la chose au jour le
jour, sans trop m’appesantir sur la question et en me préservant de rencontrer
des « cons », « blaireaux » et autres miséreux de la
relation pas en capacité de me préserver par trop peu de délicatesse dans les
potentiels moments d’intimité ou du moins de rapprochement.
Avoir foi en l’avenir, se faire
confiance, ne compter que sur soi, pas par manque de confiance en cet autre ou
par pessimisme, non non, rien de cela, mais juste en toute lucidité parce que
dans cette vie, on est profondément et viscéralement seul et que c’est à soi et
uniquement à soi que l’on peut faire confiance. L’autre peut tout au plus accompagner
un bout de chemin parallèle, partager des idées, des envies, des coups de
sang, des « coups de corps », mais
foncièrement il ne peut et ne doit
jamais se substituer à nos manques, nos errances, nos doutes sous peine
d’entretenir chez lui le besoin presque pervers d’une relation de dépendance
voir de domination. Ne plus jamais le laisser croire qu’il peut ou doit prendre
cette place-là à mes côtés, ou que j’en ai besoin pour vivre ….sa place est
juste d’être un égal à mes côtés …j’y mets un point d’honneur et c’est
aujourd’hui la source principale de ma force intérieure, même si parfois
j’avoue quelques faiblesses qui au final servent juste à faire l’équilibre et
la balance de mes besoins et manques, petites piqures de rappel nécessaires.
Je suis en paix avec tous ces
sentiments, en paix avec ceux qui se sont injustement sentis investis d’une mission
« sanitaire » à mes côtés parce que je les ai tacitement ou
inconsciemment autorisés …. je m’y suis perdue longtemps parce qu’il est
parfois confortable de s’oublier dans cet autre qui pense à notre place ou dont
on a envie de croire qu’il est généreux et aimant là où au final, il ne fait
lui aussi que nourrir ses propres faiblesses et manques narcissiques…
Aujourd’hui
je me sens juste « saine et propre », et toutes ces nouvelles
sensations, envies et petits bonheurs sont les meilleurs carburants à ce
nouveau moi dans son ensemble. Pas de perfection dans un pseudo sentiment de
« béatitude », non non, des hauts et des bas légitimes et salvateurs,
une lucidité toujours omniprésente et
qui joue son rôle de « garde-fou », mais surtout et justement un
ressenti plus intrinsèque : l’envie de rencontrer cet autre qui m’a
longtemps fait peur et envie, et dont je
sens qu’on a des connexions et valeurs communes…juste l’enthousiasme et la
candeur de cette « adolescence sur le tard » que je ressens dans «
ma couane » , juste mes os qui font une poussée de croissance inattendue
….on ne m’avais pas dit que j’avais des os …….
« Je
ne sais pas où je vais, mais le sourire aux lèvres je vais . » (cf
Les Brigittes ! )